Grandes cultures 15 février 2024

Perspectives 2024 sur le marché des grains – Des tensions géopolitiques toujours menaçantes

Même si le marché semble s’être accoutumé depuis deux ans aux tensions géopolitiques mondiales en maintenant les prix des grains juste au-dessus de leur valeur historique, ces conflits demeureront en 2024 un facteur imprévisible toujours susceptible de les propulser de nouveau en trajectoire ascendante. 

Vincent Cloutier, conseiller principal Agriculture et agroalimentaire à la Banque Nationale Photo : Gracieuseté de la Banque Nationale

À la veille du deuxième anniversaire de l’invasion de la Russie en Ukraine, de la multiplication des zones de conflit au Moyen-Orient et de l’élection d’un gouvernement autonomiste à Taïwan au grand dam de la Chine, le marché demeure étonnamment résilient, constate Vincent Cloutier, conseiller principal Agriculture et agroalimentaire à la Banque Nationale. 

« Une situation qui s’envenime au Proche-Orient, ça peut avoir un effet sur le baril de pétrole et par ricochet, sur les grains, car il y a une corrélation importante entre le prix de l’énergie et celui des grains par le biais de l’éthanol et des biocarburants. »

Quelle guerre?

De son côté, Ramzy Yelda, analyste principal des marchés chez les Producteurs de grains du Québec (PGQ), observe que le marché semble avoir complètement absorbé les dangers inhérents au conflit Russie-Ukraine, les deux grands exportateurs mondiaux de blé, de maïs et d’orge.

« Contrairement à ce que plusieurs observateurs pensaient, dont moi, la Russie réussit à exporter ses grains sans problème en dépit des sanctions. Les banques à Dubaï et ailleurs se sont fait un plaisir de se substituer à celles qui ont été obligées de se retirer. Et l’Ukraine, même bombardée quotidiennement, sort environ 70 % de ce qu’elle exportait avant la guerre à des prix qui défient toute concurrence. C’est rendu à tel point qu’on dirait que le marché se fout complètement de ce qui se passe là-bas, mais je dirais que c’est une erreur, car la guerre continue et par définition, elle est imprévisible. »

Ramzy Yelda, analyste principal des marchés chez les Producteurs de grains du Québec Photo : Gracieuseté des PGQ

Les deux analystes regardent aussi ce qui se passe en Chine, de loin le plus grand importateur mondial de grains.

Il y avait des craintes l’an passé que le ralentissement économique et les problèmes des grandes institutions financières puissent affecter la demande, mais honnêtement, elle se maintient. Il y a même eu, en fin d’année 2023, après le sommet Biden-Xi aux États-Unis, une succession d’achats massifs chinois dans le marché américain.

Ramzy Yelda, analyste principal des marchés chez les Producteurs de grains du Québec

Vincent Cloutier surveille quant à lui ce qui se passe à Taïwan, qui brandit son autonomie en dépit des menaces de la Chine. « Une invasion de l’île là-bas pourrait avoir un impact sur les prix des grains à cause de la déstabilisation des chaînes d’approvisionnement et des sanctions économiques envers le plus important importateur. »

Baisse de rendement au Brésil

Avec la Russie et l’Ukraine qui poursuivent leurs livraisons et les prévisions aux États-Unis qui misaient sur une excellente récolte en maïs et en soya, l’offre continue d’être abondante. D’autant plus que le Brésil augmente, au détriment de la forêt amazonienne, ses superficies ensemencées en grains en moyenne de 3 % chaque année, et ce, depuis plus de 20 ans, ce qui fait du pays le plus important vendeur de soya au monde. 

« Au moment des semences l’automne dernier, la météo a causé des problèmes. Le centre nord du pays a été très sec d’octobre à décembre, tandis qu’il y a eu des pluies excessives au sud. Des champs complets ont dû être réensemencés, explique Ramzy Yelda. Et au Brésil, les semis de la deuxième récolte de maïs se font après la récolte de soya. Ça veut dire que dans certaines régions, il sera à peu près impossible d’avoir cette seconde récolte à cause des retards. Même si les conditions météorologiques se sont replacées dans le premier mois de 2024, les prévisions pour les deux grains sont donc à la baisse, mais honnêtement, si le Brésil finit à 155 millions de tonnes de soya, ça sera quand même une grande récolte. » 

Et la récession?

Est-ce que le ralentissement économique déjà observable aura un impact sur les prix des grains en 2024? C’est un facteur négligeable, estime Vincent Cloutier.

Les marchés agricoles ont été de tout temps relativement résilients à l’égard des soubresauts de l’économie. Historiquement, les récessions ou les périodes de ralentissement économique ne sont pas les facteurs principaux par rapport aux prix. Ce sont plus les épisodes extrêmes au niveau climatique et les tensions géopolitiques citées qui sont susceptibles d’impacter les marchés des grains.

Vincent Cloutier, conseiller princpal Agriculture et agroalimentaire à la Banque Nationale

Avec tous ces éléments en main, l’analyste principal des marchés aux PGQ estime que le marché en 2024 sera haussier, mais la prudence demeure de mise. « Pour un producteur qui a vendu les trois quarts ou les deux tiers de sa production, je lui dis de ne pas s’inquiéter et de prendre le temps de regarder le marché pour vendre ce qui reste dans ses silos. Mais pour celui qui n’a à peu près rien vendu, je serais le premier à lui recommander de commencer tout de suite », conclut Ramzy Yelda.


Sylvain Lavoie, président de Réseau Végétal Québec Photo : Gracieuseté du RVQ

Stabilité dans les engrais

Le président de Réseau Végétal Québec, Sylvain Lavoie, s’attend à une certaine stabilité des prix au niveau des engrais en 2024 même si, là encore, les tensions géopolitiques sont toujours susceptibles de mêler les cartes.

Les deux dernières années ont été intenses au niveau des fluctuations de prix avec la guerre en Ukraine et les droits d’importation des produits russes au Canada. Cependant, les marchés se sont plus stabilisés et réorganisés et on est revenus dans un meilleur équilibre entre l’offre et la demande, ce qui fait que les prix ont diminué par rapport à l’an passé.

Sylvain Lavoie, président de Réseau Végétal Québec

La vigilance demeure cependant de mise, poursuit Sylvain Lavoie. « Même si peu de nos fertilisants viennent de la région d’Asie, ce qui se passe actuellement en mer Rouge, où les bateaux sont attaqués, ça implique qu’ils doivent faire le tour par l’Afrique du Sud pour remonter l’Atlantique. Ça prolonge de presque 10 jours de navigation et ça a évidemment un impact sur les prix de transport et sur les marchés internationaux. »

En raison de cette variable géopolitique, le président de RVQ recommande aux producteurs qui le peuvent de sécuriser leurs approvisionnements. « À l’approche du printemps, on voit toujours un petit plus de fermeté dans les prix parce que la saison des semis s’en vient, mais on est revenus à un certain équilibre mondial influencé par l’offre et la demande. La différence aujourd’hui, c’est le facteur géopolitique qui a beaucoup plus d’importance qu’avant », conclut Sylvain Lavoie.