Acériculture 25 mars 2024

La petite révolution des centres de bouillage

Depuis 2022, l’acéricultrice Julie Roy, d’Érablière Franceville, à Hampden, en Estrie, fait affaire avec un centre de bouillage. Ce sont les revers de la vie qui l’ont amenée à se tourner vers cette solution. « J’ai perdu mon conjoint, puis pas longtemps après, je suis passée au feu. Ce n’était juste plus possible en termes d’énergie et de temps », raconte-t-elle. 

Comme elle, de plus en plus d’acériculteurs confient l’une des tâches les plus emblématiques de l’acériculture – le bouillage de l’eau – à des centres de bouillage. « Ils gagnent en popularité, et il y en a maintenant plusieurs », explique Joël Vaudeville, directeur des communications des Producteurs et productrices acéricoles du Québec.  

Ces centres, qu’on retrouve un peu partout au Québec, sont exploités soit par des coopératives ou par des acériculteurs qui se dotent d’une plus grande capacité de transformation. Ils transforment l’eau d’érable préalablement concentrée par osmose inversée, un procédé qui réduit de jusqu’à 80 % la proportion d’eau nécessaire pour faire du sirop. Selon l’entente, le transport de l’eau jusqu’au site de bouillage est assuré par le centre ou par les acériculteurs. 

Michaël Gagné

On retrouve deux modèles de fonctionnement : soit les centres achètent l’eau d’érable ou ils la bouillent à forfait. C’est cette dernière formule qu’a adoptée Évaporation Leeds, à Saint-Jacques-de-Leeds, dans Chaudière-Appalaches, qui offre ses services depuis 2018 et qui s’occupe du bouillage de 94 000 entailles cette année. Le propriétaire, Michaël Gagné, facture à ses clients acériculteurs la quantité d’eau qu’il transforme, mais qui est ensuite mise en commun.  « Au départ, je voulais séparer l’eau par producteur, mais c’était trop compliqué. Parfois, on n’avait pas assez d’eau pour les évaporateurs », explique celui qui trouve lui-même les acheteurs pour le sirop. Ceux-ci paient directement les producteurs. 

Aménagement forestier coopératif des Appalaches, en Estrie, fonctionne, pour sa part, en achetant l’eau d’érable. Propriétaire d’une érablière, elle transforme, pour la troisième année, l’eau de différents acériculteurs, pour un total de 75 000 entailles. « On mesure le poids de l’eau qui nous est fournie par eux et le niveau de concentration en Brix », explique Nicolas Fournier, directeur général de la coop. 

Toute l’eau est mise en commun pour produire le sirop, qui est ensuite vendu directement à une entreprise tierce.

Au départ, on a essayé de redonner le sirop aux producteurs, mais c’était trop compliqué. À la vente du sirop, on se garde une marge de profit de 18 à 30 %.

Nicolas Fournier, directeur général d’Aménagement forestier coopératif des Appalaches
Raphaël Plante et Allison Powell ne connaissaient pas l’art du bouillage lorsqu’ils ont repris l’érablière du père de cette dernière, Kenneth Powell (au centre), et sa conjointe. « Au départ, on a préféré confier ça à un centre de bouillage, le temps d’apprendre le reste du travail de l’érablière, affirme-t-elle. On va apprendre à bouillir, en en faisant un peu d’eau à la fois. » Photo : Gracieuseté de Julie Powell

Diverses raisons

Les motivations expliquant la décision de déléguer la tâche du bouillage varient beaucoup. « Ça intéresse ceux qui débutent, qui ont un 3 000 à 4 000 entailles. Ça coûte cher en évaporateur et ça ne génère pas des gros revenus, rapporte Nicolas Fournier. Mais il y a aussi des producteurs qui vieillissent et n’ont pas envie de passer des nuits à bouillir. »

Pour Allison Powell, de la Ferme Powell, qui vient de reprendre l’érablière de 20 000 entailles de ses parents, c’était un moyen de se donner de la marge pour quelques années. « On n’avait jamais bouilli, et c’est la tâche la plus difficile. On ne voulait pas rater notre coup et on savait que ce serait bien fait avec le centre de bouillage », explique la productrice de Sainte-Agathe-de-Lotbinière, dans Chaudière-Appalaches.

Selon Benoît Richard, de l’Érablière Gérard Richard, à Milan, en Estrie, le principal enjeu est le manque de main-d’œuvre.

Pendant que je suis là à bouillir, je ne m’occupe pas d’autres tâches, comme réparer les fuites dans la tubulure. Si c’était de mon père, on continuerait à bouillir comme on le fait depuis 51 ans, mais on n’a plus assez de monde. En plus, c’est la nuit, les fins de semaine, des horaires assez atypiques!

Benoît Richard, Érablière Gérard Richard

Il signale, par ailleurs, que le centre de bouillage est beaucoup plus efficace. « Avec son équipement de pointe, il peut produire 126 gallons à l’heure avec deux gars, et moi, avec le même monde, 50. C’est certain que c’est plus compétitif. » L’acériculteur croit même que, dans quelques années, rares seront les producteurs qui vont bouillir chez eux. 

Si sa prophétie se réalise, cela sera sans doute à regret pour plusieurs, car cette tâche reste précieuse aux yeux de nombre d’acériculteurs, comme en témoigne Julie Roy. « Bouillir, c’est ce que j’aime le plus. Je recommencerai dans quelques années, quand ma fille aura grandi. »

Deux déclencheurs

Deux facteurs ont contribué à l’émergence des centres de bouillage, l’un étant l’adoption de nouvelles normes. « Il y a une dizaine d’années, de nouvelles normes ont été adoptées à la suite d’une réglementation californienne sur le plomb, explique Benoît Richard. Plusieurs producteurs, plutôt que de remplacer leurs équipements, ont décidé de se mettre ensemble. » Autre élément : depuis 2021, le nouveau Règlement sur le contingentement des producteurs et productrices acéricoles encadre la vente d’eau d’érable à un centre de bouillage. Le producteur sera payé pour l’eau récoltée dans son érablière, qu’elle soit transformée en sirop d’érable ou vendue à un tiers.