Culture 18 octobre 2023

Une conteuse d’exception

Autant vous le dire tout de suite, j’avais des préjugés en ouvrant Eva, le premier tome de la trilogie romanesque Les collines de Bellechasse de Marthe Laverdière, publié aux Éditions de l’Homme. Je me disais : faut-il vraiment qu’en plus du reste (ses capsules sur le Web, ses livres de jardinage, ses conférences, ses chroniques à la radio et dans La Terre de chez nous, ses passages à la télé et désormais, ses spectacles sur scène), elle se mêle d’écrire des romans?  

J’ai ravalé mes préjugés tant Eva est un roman haletant, prenant, confrontant, voire choquant, certains chapitres méritant presque un trauma-avertissement.

Par une nuit d’hiver, en 1898, sur le rang de la Fourche, à Armagh, le Dr Patry se rend, la mort dans l’âme, délivrer l’aînée de la famille Audet. Lorsque Eva, quatorze ans, lui demande si le bébé va lui sortir par le nombril, le docteur peste intérieurement contre sa mère bigote qui, en laissant sa fille dans l’ignorance, l’a livrée en pâture au premier abuseur venu. Et le bon docteur n’a qu’une hâte, revenir chez lui au plus vite pour oublier cette nuit maudite. Lorsque vous comprendrez pourquoi, vous aurez le cœur brisé, croyez-moi. Avec ce premier tome des Collines de Bellechasse, Marthe réinvente le roman du terroir d’une façon inédite. Jamais un roman ne m’avait fait autant réfléchir sur l’intégrisme religieux qui régna chez nous jadis. Mais on connaît déjà tout ça, me direz-vous. Non, pas de cette façon-là, pas sous cet angle, pas avec de telles profondeur et intensité dramatiques. Ce roman historique est porté par une héroïne qui a un cœur en or, mais qui possède aussi un corps, Marthe ayant veillé à lui faire goûter le meilleur de la vie après lui avoir fait traverser le pire. Eva trouvera ainsi l’amour dans les bras d’Hormidas, titre du deuxième tome, et comblera son désir d’enfants, dont on suivra les pas dans Aline, Alice et Rosalie, le troisième. 

Alors que je la félicite, en entrevue, pour ses idées et son audace, Marthe m’arrête tout de suite. Cette histoire, comme toutes les autres qui suivront, elle la doit aux récits de vie que les plus âgés de Bellechasse lui ont confiés depuis qu’elle est petite. Au fil du temps, certaines qui lui tenaient à cœur ont fini par s’entrelacer. Si bien qu’elle n’a eu qu’à les agencer, comme on le ferait avec les fleurs d’un beau bouquet, en y ajoutant sa touche, évidemment. Et c’est ainsi que naissent ses romans. Le prochain, qui paraîtra au printemps, n’y fait pas exception.  

Comme j’avais très envie de connaître son histoire, j’ai lu d’une traite sa biographie 100 % nature, publiée ce printemps aux Éditions de L’Homme. Elle y confie sa grande colère contre sa mère partie trop tôt et la crainte de mourir sans avoir pleinement vécu, qui en a découlé.  Elle parle aussi de son amour de père, qui, une fois veuf, a refusé de disperser ses enfants comme on le pressait de le faire. Elle raconte son enfance dans une ferme rustique (sans autre machinerie que deux chevaux) et sa vie de femme et de mère qui a commencé dans une roulotte à la ferme laitière de ses beaux-parents avec « Minou », son homme. Si ses confidences me convainquent d’une chose, c’est que ces deux-là savent mieux que moi ce que travailler dur veut dire.   

Elle qui a trimé si fort, notamment dans ses serres, amorce, à soixante ans, une tournée de spectacles qui la mènera aux quatre coins du Québec durant les prochains mois. Avec plus d’une centaine de spectacles déjà à son calendrier, ne se sent-elle pas un brin stressée? Et comment négocie-t-elle avec le trac qui doit bien l’envahir avant chaque spectacle de Marthe Laverdière fait son show? « Écoute, qu’elle m’a dit, ce n’est pas des opérations à cœur ouvert que je m’en vais faire. Je fais juste raconter ma vie. » Elle qui, par humilité, refuse de se dire humoriste, comme romancière, n’exige qu’une chose : qu’on la tutoie. Eh bien, Marthe, souffrez d’être vouvoyée pour une fois. Conteuse d’exception, vous avez le don d’instaurer une complicité immédiate avec votre public, qu’il soit lecteur, auditeur ou spectateur. Vous nous faites rire, et pas qu’un peu, tout en sachant nous ramener à l’essentiel. Qui plus est, en mettant le comté de Bellechasse sur la carte, vous ramenez la ruralité à l’avant-plan comme personne ne l’avait fait depuis longtemps. Pour toutes ces raisons, permettez que je vous lève mon chapeau en vous disant : « Merci! »