Grandes cultures 6 septembre 2023

Du grain au pays des vaches

La vallée de la rivière Coaticook attire le regard comme l’aimant, le fer. Du chemin Ladd’s Mills, on s’acharne à vouloir découvrir la rivière alors qu’on ne peut que la deviner qui serpente au creux de la vallée. Lorsqu’on emprunte le chemin Boivin, la perspective change. Une maison et des bâtiments rouges nous interpellent comme un bijou inséré dans son écrin. L’endroit est superbe. Bienvenue à la Ferme Rayginil!

« Nous venons tout juste de vendre une parcelle de terre. C’est la plus haute cultivable au Québec par rapport au niveau de la mer », lance Odette Turgeon, comme pour souligner que l’impression de hauteur que nous éprouvons en marchant sur la terre qui surplombe la vallée n’est pas une illusion. « On l’a vendue à un producteur laitier qui avait besoin de plus d’espace », précise son conjoint, Jean-Nil Boivin, l’un des très rares producteurs de grain de la région. « On est peut-être trois ou quatre », précise le producteur de maïs, de soya et de blé sur un peu plus de mille hectares de superficie, dont 400 en location.

Mon grand-père vivait sur la terre de son père, dans le rang plus haut. C’était dans le temps de la guerre. En devenant propriétaire, il évitait la conscription.

Jean-Nil Boivin 

Du lait aux grains

La culture du grain remonte à une trentaine d’années à la ferme dont la quatrième génération se dessine avec le fils du couple, Benjamin, diplômé en gestion d’entreprise agricole de l’Institut de technologie agricole du Québec à Saint-Hyacinthe (ITAQ). Lorsque le grand-père de Jean-Nil, Raynald, lance l’entreprise, au début des années 1940, c’est le lait qui domine. Coaticook, c’est le pays des vaches après tout. « Mon grand-père vivait sur la terre de son père, dans le rang plus haut. C’était dans le temps de la guerre. En devenant propriétaire, il évitait la conscription », raconte Jean-Nil Boivin. « On est passés aux grains en 1992. Mon père n’était pas amoureux fou des animaux, puis moi non plus. Mais j’aime la terre. On a donc décidé de se tourner vers la culture du grain », poursuit le producteur, propriétaire de la ferme depuis un peu plus de cinq ans.

La conversion aux céréales s’est faite de manière graduelle. « On avait moins de terre à ce moment-là. Alors au début, on a fait beaucoup de forfaits pour augmenter nos sources de revenus », explique l’entrepreneur. « C’était plus facile que maintenant de trouver de la superficie disponible au milieu des années 1990. Petit à petit, on a acheté des terres, jusqu’à ce qu’on puisse lâcher le forfait pour s’occuper de nos champs seulement », poursuit l’agriculteur qui cultive dans les secteurs de Stanstead, Magog et Cookshire, notamment. Certains de ses champs se trouvent d’ailleurs à une cinquantaine de kilomètres de la ferme.

La culture des céréales présente également l’avantage de laisser un peu plus de temps que le lait, observe Benjamin, qui fait ses propres expériences en parallèle de la ferme familiale. « Je fais de la vente de semences », précise le propriétaire de Culti-Boivin. Le jeune homme de 25 ans partage de toute évidence la graine entrepreneuriale de ses parents. En plus de son commerce de semences, il possède son petit lopin de terre sur lequel il cultive du maïs, du soya, ainsi que du tournesol dont il veut extraire l’huile. « C’est tout petit, s’empresse-t-il toutefois de préciser. C’est à peine 12 hectares. »

L’automne, une fois que c’est récolté, on ne touche plus à rien. On laisse la matière organique au champ pour maintenir notre terre en place et pour éviter le lessivage.

Jean-Nil Boivin 

Un travail minimal

La Ferme Rayginil se trouve au sommet d’une colline entourée de champs tout en vallons. Une géographie pareille impose sa méthode de culture. « C’est côteux ici, dit Jean-Nil Boivin. Si on herse, qu’on bouge trop la terre, on risque de perdre beaucoup de sol, si on a des coups d’eau. » 

L’idée consiste donc à déranger la terre le moins possible et à lui redonner l’automne ce qui en est sorti pendant l’été. « L’automne, une fois que c’est récolté, on ne touche plus à rien. On laisse la matière organique au champ pour maintenir notre terre en place et pour éviter le lessivage », explique le producteur, qui voit une amélioration dans la qualité de ses sols. « Au printemps, on déchaume un petit coup et c’est tout. En faisant un travail minimum comme ça et en gardant nos résidus au champ, ça nous fait une bonne couche de matière organique pour partir », précise Jean-Nil, plutôt satisfait de sa régie. L’épandage d’engrais, de fumier déshydraté de porc et de poulet qu’il va chercher à Ange-Gardien, en Montérégie, fait le reste du travail. « Nos terres sont plus riches en matières organiques aujourd’hui que dans le temps où on avait des vaches. »

À la Ferme Rayginil, le soya est l’une des trois cultures, avec le blé et le maïs.

Diversifier les risques

Le choix de produire sur trois rotations s’appuie sur une question d’agronomie, mais aussi sur une logique d’affaires. « On a adopté les trois rotations pour répartir les risques et nous assurer d’une meilleure rentabilité », explique Jean-Nil Boivin. La variation du prix des céréales sur les marchés internationaux et les caprices de la météo qui peuvent affecter les récoltes imposent une certaine prudence, croit le producteur. « Si une année le maïs est moins bon, par exemple, il nous reste le soya et le blé », illustre-t-il. « Les trois rotations permettent aussi une meilleure répartition des tâches », ajoute son fils Benjamin. « On récolte le blé fin juillet, début août. Le maïs arrive un peu plus tard, et le soya est entre les deux. Ça distribue bien le travail », dit-il.

Le travail, justement, ne manque pas pour l’entreprise qui s’assure de limiter les mauvaises surprises qu’amène parfois la rareté de la main-d’œuvre. C’est justement la disponibilité incertaine des transporteurs qui a convaincu la famille Boivin-Turgeon de livrer ses céréales elle-même. « On était à la merci des transporteurs, explique Jean-Nil. Il y a des journées où il faisait beau et où je ne pouvais pas aller moissonner parce que j’attendais le camion », raconte l’homme d’affaires dont un des employés livre le soya au port de Sorel. « On a commencé par un dix roues; après ça, ça a été une remorque », précise-t-il.

Les employés jouent visiblement un rôle central pour le couple d’entrepreneurs. « Ça fait deux ans qu’on dispose d’une belle équipe stable et solide », signale Odette Turgeon. « Le conjoint de notre fille Julie-Pierre a suivi son cours de camionneur l’hiver passé, et on a Raymond d’Amour qui est camionneur lui aussi. Avec notre fils et Paul Beaudoin qui est à peu près du même âge que Benjamin, on a tout notre monde pour faire le travail à la ferme », souligne la mère de deux enfants, aussi passionnée par les chevaux, dont plusieurs paissent autour de nous, alors que nous terminons notre entretien.