Apiculture 21 juin 2023

Nourrir ou ne pas nourrir les abeilles au miel

La norme canadienne de certification biologique pourrait bientôt changer en ce qui concerne l’alimentation des abeilles à l’approche de l’hiver. L’organisme réglementaire veut rapprocher le plus possible le nourrissage de l’insecte de ce qu’il vivrait en totale liberté. Les connaissances restent toutefois limitées à cet égard, et le Centre de recherche en sciences animales de Deschambault mène une étude pour comprendre comment mieux nourrir les abeilles avant l’hivernation.

Mes revenus sont meilleurs si je vends mon miel et que j’utilise du sucre pour nourrir mes abeilles, c’est certain.

Claude Dufour / propriétaire, Douceurs des Appalaches, Lac-Etchemin
Claude Dufour compte 60 ruches aux Douceurs des Appalaches, à Lac-Etchemin. L’apicultrice vise une centaine de ruches pour compléter sa production. Photos : Gracieuseté de Claude Dufour

L’hiver s’est révélé particulièrement clément pour la ferme apicole Douceurs des Appalaches, de Lac-­Etchemin. Le taux de mortalité observé à l’ouverture des ruches a atteint un tout petit 3 %. « Je ne comprends pas ce qui se passe cette année. C’est vraiment beau à voir », lance Claude Dufour, apicultrice et propriétaire de la ferme. « En ce moment, mes ruches sont fortes comme en plein mois de juillet », ajoute l’apicultrice, qui en profite pour diviser des colonies parmi les 60 que compte son rucher. 

L’intention actuelle consiste à retirer l’option du sucre non bio, sans OGM, pour inciter les producteurs à utiliser leur propre miel ou du sucre biologique.

Laurence Plamondon

Les Douceurs des Appalaches produisent du miel biologique. Comme la plupart des apiculteurs, l’entreprise nourrit ses abeilles avec du sucre raffiné, avant l’hivernation. La pratique est reconnue par l’organisme canadien de certification biologique, qui songe toutefois à l’interdire à partir de l’hiver 2025. « Pour nourrir leurs abeilles l’hiver, les producteurs bio peuvent utiliser leur miel ou du miel non bio provenant d’une ferme en cours de conversion bio, ou du sucre non bio, mais sans OGM », explique Laurence Plamondon, professionnelle de recherche, équipe apicole du Centre de recherche en sciences animales de Deschambault. « L’intention actuelle consiste à retirer l’option du sucre non bio, sans OGM, pour inciter les producteurs à utiliser leur propre miel ou du sucre biologique », précise la professionnelle de recherche.

L’apicultrice Claude Dufour ne s’oppose pas au changement de norme envisagé par l’organisme canadien de certification biologique, bien qu’à première vue, ce changement entraînera une hausse des coûts de production chez les apiculteurs biologiques.

Des connaissances à parfaire

On sait cependant peu de choses sur l’impact de l’alimentation des abeilles au miel à l’approche de l’hiver. Le peu que nous savons se révèle d’ailleurs assez peu rassurant. Parmi les problèmes envisagés par l’équipe de recherche se trouve le fait que l’alimentation au miel pourrait accentuer le risque de dysenterie au sein des colonies. « Le miel stimule l’intestin des abeilles », souligne Laurence Plamondon. « Comme les insectes ne sortent pas de la ruche l’hiver, leurs déjections resteront à l’intérieur et pourraient contaminer la colonie et occasionner une surmortalité au sein de la population », dit-elle. 

L’étude amorcée l’an dernier par le Centre de recherche de Deschambault veut notamment vérifier cette hypothèse. L’équipe de la ferme expérimentale a soumis 50 de ses propres ruches à différents types de sucre. « Nous avons donné du miel d’automne, du miel d’été, un “moitié miel et moitié sirop biologique”, un sirop biologique, et un sirop conventionnel à nos abeilles l’hiver dernier », précise la spécialiste des abeilles. « Nous disposons de premières données que nous analyserons cet automne », ajoute Laurence Plamondon. 

La seconde partie de l’étude consiste à vérifier l’impact d’une alimentation en miel des abeilles sur le terrain, auprès d’apiculteurs biologiques. Deux producteurs du Québec et un de l’Alberta composent l’échantillon. « Il faut garder à l’esprit que c’est la norme canadienne qui sera changée. L’Alberta produit un miel différent du ­Québec, beaucoup de miel de canola », explique ­Laurence Plamondon.

On ne connaît pas encore l’impact que ce changement de régime pourrait avoir sur la santé des abeilles puisque très peu de personnes nourrissent au miel en ce moment.

Laurence Plamondon / professionnelle de recherche, équipe apicole, Centre de recherche en sciences animales de Deschambault

Quelques appréhensions

Laurence Plamondon est professionnelle de recherche au sein de l’équipe apicole du Centre de recherche en sciences animales de Deschambault. Photo : Gracieuseté de Laurence Plamondon

« Ce que j’ai appris dans ma formation, c’est que dans nos conditions hivernales difficiles qui représentent cinq mois de confinement pour nos abeilles, le miel pourrait causer des problèmes de diarrhée dans les colonies », souligne Claude Dufour. L’apicultrice se questionne sur la pertinence du changement de norme envisagé, sans toutefois s’y opposer bec et ongles. « Je suis mitigée quant à mon évaluation de la nouvelle norme. Est-ce que c’est bon ou pas? Je ne le sais pas », admet Claude Dufour dont le rucher devrait bientôt atteindre une centaine de colonies. « Si c’est pour donner de meilleures colonies, plus productives tout en étant en harmonie avec l’environnement, bien, peut-être que le coût net n’est pas réellement celui qu’on croit en ce moment », dit-elle.

Son collègue Simon Dutil-Paquette, président et fondateur du Miel de la Garde, à Prévost, manifeste plus d’inquiétudes. « Si la nouvelle norme entre en vigueur en 2025, ça va faire augmenter le coût des intrants de manière importante et compromettre la rentabilité des huit apicultures certifiées biologiques du Québec », croit l’éleveur de 400 colonies. Le sucre raffiné biologique coûte beaucoup plus cher que son équivalent non biologique, soutient l’entrepreneur. Quant au miel, il en faudrait entre 25 et 30 litres par ruche pour préparer une colonie pour l’hiver, estime l’apiculteur. Seulement au Miel de la Garde, avec 400 ruches en production, cela signifierait entre 10 000 et 12 000 litres de miel par année destinés aux abeilles plutôt qu’au marché. « Je m’inquiète de l’avenir de l’apiculture biologique au ­Québec », admet Simon Dutil-Paquette.

La population d’abeilles dans les colonies de Claude Dufour est exceptionnelle, cette année.

Claude Dufour reconnaît que ce changement de régime entraînerait une période d’incertitude. « Je fais mon nourrissage avec du sucre. Je connais mes coûts, et je sais que c’est plus économique que de nourrir au miel », dit l’apicultrice tout en restant ouverte à l’idée. « En même temps, ce serait tellement plus facile de les nourrir au miel. Le produit se trouve déjà dans notre régie, on redonne du miel à nos abeilles pour qu’elles puissent passer l’hiver, et c’est tout », analyse Claude Dufour.

L’étude du Centre de recherche en sciences animales de Deschambault se poursuit jusqu’à l’an prochain. Les résultats du projet seront connus quelque part en 2024, juste avant que le changement de norme soit adopté. « L’organisme réglementaire est ouvert à recevoir de nouvelles informations », précise Laurence Plamondon.