Contenu commandité 11 avril 2024

La spécialisation et la modernisation des fermes

Transition vers une agriculture marchande

En 1921, soit trois ans avant la création de l’Union catholique des cultivateurs (UCC), la population urbaine au Québec surpasse pour la première fois celle des campagnes. Cette urbanisation du territoire crée de nouvelles opportunités pour des cultivateurs qui délaissent l’agriculture vivrière
pour une agriculture marchande. Jusque-là, les fermiers québécois produisaient pour eux-mêmes, écoulant au besoin leurs surplus dans leur environnement immédiat. À défaut de leur permettre de prospérer, le fait d’avoir de multiples petites productions les rendait moins vulnérables si l’une d’elles déclinait.

En périphérie des villes, des agriculteurs d’avant-garde commencent à se spécialiser dans des productions comme le lait pour la vente en nature, le lait pour la transformation industrielle, le porc, le bœuf, l’aviculture, les plantes industrielles, les cultures maraîchères, les cultures fruitières, etc. 

En devenant plus spécialisés dans leurs cultures et en confiant à des intermédiaires comme les coopératives locales leurs productions en vue de les transformer et les distribuer, les agriculteurs voient leurs coûts
augmenter. La mécanisation des opérations est alors bien entreprise et c’est d’ailleurs au début des années 1940 qu’apparaissent les premières publicités de tracteurs dans les publications destinées aux agriculteurs. De cultivateurs, ils deviennent alors des producteurs agricoles. 

Voyant que le passage vers une agriculture moderne nécessitait d’importants investissements, l’UCC entreprend de réclamer au gouvernement du Québec l’instauration d’un crédit agricole. Ce virage vers une agriculture marchande ne sera pas sans conséquence; il entraînera la disparition de milliers d’exploitations qui ne peuvent devenir rentables dans cette nouvelle économie agricole. 

Du sommet de 150 000 fermes enregistrées en 1941, il n’en restera que 60 000, trente ans plus tard. Aujourd’hui, le Québec dénombre environ 28 000 exploitations agricoles.


Plus spécialisés, plus exposés aux risques

« En spécialisant leurs fermes, les agriculteurs tirent dorénavant leurs revenus d’une production principale. À partir de là, ils deviennent plus sensibles aux risques des marchés », explique Maurice Doyon, professeur à l’Université Laval. 

Après la Deuxième Guerre mondiale, toute la stratégie pour développer l’agriculture est élaborée en fonction de la spécialisation, la consolidation et l’efficacité́ productive des entreprises avec, comme conséquence, la diminution rapide du nombre de fermes.

Parallèlement, l’introduction de règles phytosanitaires à partir des années 1960, puis la modernisation des équipements, obligent les producteurs à investir des sommes importantes pour se conformer aux nouvelles normes et suivre le rythme de production.  

« L’arrivée de nouveaux équipements et de nouvelles technologies a beaucoup contribué à diminuer le nombre de fermes au Québec. Les gens ne le réalisent pas, mais l’agriculture est une très grande consommatrice de nouvelles technologies. Ce phénomène fait qu’on a besoin de moins d’employés pour opérer une ferme tout en étant en mesure de s’occuper de plus d’animaux. Quand j’étais jeune, il y avait une douzaine de fermes laitières dans mon village. Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’une dans les trois villages environnants », conclut Maurice Doyon.


Le pressage, une étape importante dans la formation du fromage. Photo : Laiterie Charlevoix

Les gouvernements et l’industrie agricole

La spécialisation des fermes québécoises répondait à un besoin du marché, mais pour soutenir les importants investissements que cela requérait, les divers gouvernements, tant à Québec qu’à Ottawa, ont régulièrement été interpellés par l’UCC. 

Lorsque les gouvernements ont mis en place les outils législatifs pour organiser la mise en marché et des plans conjoints dans les années 1950, l’objectif était d’aller plus loin que ce que la coopérative permettait de faire. Dans les coops, les producteurs se regroupaient pour se donner un pouvoir de marché, mais il n’y avait pas de caractère obligatoire à l’adhésion.

Maurice Doyon, professeur à l’Université Laval

En 1947, par exemple, la moitié des producteurs agricoles sont membres d’une coopérative agricole; il est alors difficile de contrôler l’offre afin d’obtenir la stabilité des prix. 

Au Québec, avant que l’UCC ne devienne l’UPA, deux importantes commissions ont été mises sur pied pour orienter la stratégie des gouvernements visant à développer l’agriculture et à la rendre plus performante. Et dans les deux cas, la spécialisation des fermes en était la pierre d’assise. 

En 1955, le rapport Héon fait le constat que les agriculteurs québécois sont moins productifs que leurs voisins ontariens. La commission recommande notamment que les fermes se spécialisent encore plus pour gagner en efficacité. 

Le rapport propose entre autres que le nombre d’entreprises soit diminué des deux tiers, pour passer à des fermes plus spécialisées et plus productives. L’État, quant à lui, doit veiller à soutenir techniquement et financièrement les initiatives et les investissements des agriculteurs les plus dynamiques et progressistes. Le rapport Héon met également en lumière le faible rapport de force des agriculteurs vis-à-vis des acheteurs. 

En plus de suggérer une utilisation plus poussée des engrais et des pesticides chimiques pour maximiser les rendements des cultures, le rapport Héon traite de l’importance d’une mise en marché mieux organisée, avec des plans conjoints, et d’accroître les échanges commerciaux avec les autres provinces du Canada et le reste du monde.

Douze ans plus tard, en 1967, le rapport April reprend en gros les mêmes recommandations, mais est plus précis quant à leur mise en œuvre, proposant notamment une augmentation des rendements dans les productions animales et végétales, un recours plus intensif au drainage des terres et des travaux mécanisés pour l’amélioration des conditions des sols agricoles.


Archives photographiques Notman, Musée McCord

L’influence des conflits mondiaux

Indirectement, la Première et la Deuxième Guerre mondiale ont contribué à la spécialisation de l’agriculture québécoise. 

En tant que colonie de l’Empire britannique, le Canada, et donc le Québec, voit ses exportations de denrées alimentaires bondir durant les deux grands conflits. Entre 1939 et 1945, le Canada expédie un milliard et demi de kilos de bacon, plus de 325 millions de kilos de fromage cheddar et de grandes quantités d’autres viandes et de beurre en Grande-Bretagne. Pour faciliter le transport, les œufs sont transformés en poudre et le lait est condensé. Des usines de traitement déshydratent choux, carottes, oignons et pommes de terre.

La fin des guerres a cependant eu un impact sur les producteurs agricoles, qui voient subitement une baisse de la demande vis-à-vis de leurs récoltes. À la fin de la Première Guerre mondiale (1914-1918), par exemple, 25 % des cultivateurs québécois se disent prêts à abandonner leur terre. « Notre effort de guerre au Canada, c’était notamment de fournir des matières agricoles. C’est à partir de là que les gouvernements ont vu l’importance d’investir en agriculture », rappelle Maurice Doyon, professeur à l’Université Laval.

Les politiques du Royaume-Uni auront une dernière fois une influence importante sur le développement de notre agriculture dans les années 1960. « C’est à cette époque que le Royaume-Uni est entré dans l’Union européenne, note le professeur. Jusque-là, il s’approvisionnait de façon privilégiée dans ses anciennes colonies. Cela a fait en sorte que le secteur laitier au Québec, par exemple, s’est retrouvé avec des surplus et d’importantes fluctuations de prix. Certains producteurs ont même fait faillite. C’est à cette même période que le gouvernement du Canada a mis en place le système de gestion de l’offre pour la volaille, les œufs et le lait », rappelle-t-il.