Prévention 15 mars 2023

Une mobilisation axée sur la vigilance

« Ce qu’on a constaté à l’automne, c’est que les problématiques [de détresse psychologique] sont plus complexes, des cas sont plus lourds. Ça, on peut le voir. Il faut être plus vigilants », dépeint Ginette Lafleur, directrice adjointe de l’organisme Au cœur des familles agricoles (ACFA). Elle précise que les suicides sont un sujet très délicat. « Mais oui, nous en avons et des travailleuses de rang ont confié que des producteurs avaient des idées suicidaires. » 

Ginette Lafleur

Ginette Lafleur indique également que vu la situation dans certains secteurs de production et certaines régions, ACFA a établi une stratégie, et fait directement des appels de vigilance auprès des producteurs. 

Le secteur porcin sous pression

Dans une entrevue accordée à La Terre, le 28 février, soit quelques jours après qu’un éleveur de porcs se soit enlevé la vie dans la région de Chaudière-Appalaches, le président des Éleveurs de porcs du Québec, David Duval, a assuré que l’organisation redoublait d’efforts pour que les personnes qui ressentent de la détresse puissent avoir un soutien pour passer à travers la crise que traverse actuellement le secteur porcin. « Chaque cas est particulier. Ce n’est pas nécessairement juste à cause de la situation, mais c’est peut-être la goutte d’eau qui fait déborder le vase », a-t-il réagi. L’organisation a d’ailleurs publié, ce jour-là, dans un message destiné aux éleveurs de porcs de la province, une liste des ressources d’aide disponible en santé mentale. 

David Duval

Sentinelles « par la force des choses »

Dans cette ambiance qualifiée par plusieurs de « morose », des personnes qui ont des échanges quotidiens avec les éleveurs de porcs, comme les meuniers ou les quincailliers, disent recevoir un nombre très élevé d’appels de la part de clients inquiets qui cherchent à se faire rassurer. « La majorité des producteurs travaillent seuls à leur ferme. Je pense que le lien, c’est nous autres qui le [faisons]. Je le dis parce qu’on reçoit tellement d’appels. Ils ont confiance en nous, ils se confient, alors on devient des sentinelles par la force des choses », rapporte Kevin Vallée, directeur général de la coopérative agricole de Saint-Bernard, dans Chaudière-Appalaches.  Depuis qu’il travaille à cet endroit, soit depuis 25 ans, M. Vallée dit ne jamais avoir vu une telle crise dans le secteur porcin. « Même pour nous, ça devient démoralisant », lance-t-il.

De son côté, David Duval reconnaît que cette crise est bien différente de celle subie par les producteurs en 2008, notamment parce que les problèmes découlent du principal transformateur, Olymel, dans un contexte où l’inflation ajoute au stress financier des éleveurs. Malgré tout, les crises peuvent aussi servir de tremplin pour relancer la production sur de nouvelles bases plus solides, souligne celui qui donne l’exemple de l’Espagne, où les producteurs porcins et leurs transformateurs ont su se mobiliser à travers une crise pour devenir plus performants par la suite.


Plus de 3 600 sentinelles agricoles

Depuis 2016, 3 680 sentinelles ont été formées en prévention du suicide dans le milieu agricole à travers le Québec par l’Association québécoise de prévention du suicide. Au même titre que des premiers répondants, les sentinelles agricoles sont des membres de la communauté formés pour agir rapidement et assurer un soutien psychologique à une personne en détresse ou qui exprime des idées noires en attendant que des spécialistes prennent la relève. Plusieurs intervenants, comme les agronomes, les vétérinaires, les banquiers et les employés de coops ont vu leur organisation implanter un réseau de sentinelles au fil du temps.


L’aide fédérale sera ciblée

Il y a quelques semaines, le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, en visite au siège social de l’Union des producteurs agricoles (UPA), s’est engagé à verser une aide d’urgence ponctuelle à certains secteurs économiques afin qu’ils puissent garder la tête hors de l’eau en attendant la reprise économique. La ministre fédérale de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire, Marie-Claude Bibeau, est présentement en discussion avec le président de l’UPA, Martin Caron, pour identifier les secteurs agricoles qui en bénéficieront. En ciblant des secteurs particuliers, le gouvernement souhaite éviter de stimuler l’économie, ce qui aurait pour conséquence de faire remonter les taux d’intérêt. « On sait que ce sera une année plus difficile, mais d’ici la fin de l’année, on va revenir à une situation économique beaucoup plus favorable, donc il faut passer à travers de la tempête ensemble et il y a des meilleurs jours qui s’en viennent », dit-elle.


Ce qu’ils ont dit

Ça m’arrache le cœur d’entendre [parler de cas], et, en même temps, je l’ai beaucoup entendu sur le terrain depuis près d’un an. J’ai fait énormément de visites de ferme et avec les voisins. On se ramasse à 25 au bord de la grange à jaser, et à toutes les fois, toutes, toutes, toutes les fois, il y a des larmes. Je l’ai senti, cette détresse et cette anxiété-là, et ça vient me chercher beaucoup.

Marie-Claude Bibeau, ministre fédérale de l’Agriculture

Le ministère a un historique de collaboration avec ACFA, qui est l’acteur privilégié pour offrir un service direct aux individus et aux familles qui en ont besoin. Nous collaborons aussi avec les acteurs et le réseau de sentinelles qui côtoient les entreprises agricoles.

Cabinet du ministre provincial de l’Agriculture, André Lamontagne

L’important est de redonner une vision aux producteurs qui vont rester et de soutenir ceux qui veulent arrêter.

David Duval, président des Éleveurs de porcs du Québec

Ici [en Abitibi-Témiscamingue], on a eu trois suicides en sept mois dans le milieu agricole. Ce n’était pas lié à la conjoncture économique, mais ça chamboule tout le milieu au complet. Il ne faut pas oublier qu’un agriculteur, ça reste un humain et, agriculture ou pas, certains avaient déjà un malaise intérieur très fort. On ne le répétera jamais assez. Il faut demander de l’aide et pas attendre à minuit moins une. Pensons pré-ven-tion!

Isabelle Talbot, travailleuse de rang

On est très sensibles à la détresse chez les agriculteurs. On a donné des outils [aux vétérinaires] pour la détecter. Mais ils ne sont pas seuls à vivre de la détresse. Les statistiques montrent malheureusement que notre taux de suicide [chez les vétérinaires] est plus élevé que dans certaines autres professions. La gestion de l’euthanasie, par exemple, amène du stress, car quand tu es formé pour guérir, c’est souvent vécu comme un échec, l’euthanasie. La détresse du client est communicative et on l’apporte à la maison. Une des choses positives, c’est qu’on en parle.

Jean-Yves Perreault, président de l’Association des médecins vétérinaires praticiens du Québec

Il y a quelque chose dont on ne parle pas beaucoup, c’est de toute la solidarité [pour aider quelqu’un qui a besoin de répit]. J’ai vu des vétérinaires, des inséminateurs, des conseillers dire : “Trouve-lui quelqu’un pour qu’il prenne un break et tu m’enverras la facture”. J’ai été témoin de ça.

Martin Caron, président de l’Union des producteurs agricoles