Économie 20 février 2023

Production de grains en 2023 : un marché stable, mais nerveux

L’année 2023 s’amorce sous un climat d’incertitude pour le marché mondial des grains. Alors que la guerre en Ukraine se poursuit, les signaux d’un ralentissement généralisé de l’économie s’additionnent. Portrait d’un marché où l’offre et la demande peinent à se rejoindre.

« Ce qui est étonnant, c’est que le marché des grains, pour le moment, est relativement stable. »
– Ramzy Yelda, analyste principal des marchés aux Producteurs de grains du  Québec
« Ce qui est étonnant, c’est que le marché des grains, pour le moment, est relativement stable. »
– Ramzy Yelda, analyste principal des marchés aux Producteurs de grains du Québec

« Il y a beaucoup d’incertitude et de nervosité sur le marché mondial des grains », soutient Ramzy Yelda, analyste principal des marchés aux Producteurs de grains du Québec. La guerre qui se poursuit en Ukraine explique en partie la situation. « La Russie et l’Ukraine sont de très grands exportateurs de céréales, principalement de blé, mais aussi de maïs dans le cas de l’Ukraine », rappelle l’analyste. Leurs livraisons ont repris grâce notamment à l’accord maritime sur les trois ports ukrainiens. « Mais il faut garder à l’esprit que cet accord est sujet à une guerre et que tout peut changer du jour au ­lendemain », prévient-il, ajoutant que « les acteurs du marché savent très bien que s’il y a un dérapage quelconque, dans la guerre ou autre, la Russie peut y mettre fin à tout moment. C’est un risque majeur. »

Du côté de l’offre

Les prévisions de récoltes aux États-Unis et au Brésil pourraient permettre d’atténuer l’incertitude alimentée par la guerre en Ukraine. « Les plus récentes données [publiées le 12 janvier 2023] du département de l’Agriculture des États-Unis [USDA], montrent que, de façon générale, les récoltes de maïs et de soya ont été un peu plus petites que la moyenne aux États-Unis, sans qu’il s’agisse d’une baisse dramatique », indique Simon Brière, stratège de marché principal chez R.J. O’Brien & Associés. « Le rendement du maïs est sorti à 173,3 boisseaux à l’acre, ce qui est juste un peu en dessous de la tendance », illustre l’analyste. « Le soya, lui, est sorti à 49,5 boisseaux à l’acre alors que les prévisions de l’automne le situaient autour de 50 boisseaux », ajoute-t-il. 

Plus au sud, on s’attend à ce que le Brésil connaisse une excellente récolte de soya cette année. « Les prévisions seront plus précises vers la mi-février, mais ce qu’on voit pour le moment, c’est que le Brésil se dirige vers une récolte record de soya », indique Ramzy Yelda. « En Argentine, en revanche, il manque d’eau. Les récoltes pourraient être décevantes de ce côté », souligne l’analyste. 

Cette possibilité n’inquiète cependant pas outre mesure Simon Brière. « La production moyenne de soya de l’Argentine s’élève à 50 millions de tonnes par année. Elle pourrait chuter à environ 45 millions de tonnes, cette année », selon lui. « Les 150 millions de tonnes attendues du Brésil devraient compenser la baisse argentine », croit-il.  

La situation du blé ne l’inquiète pas davantage. « Un peu partout à travers le monde, les récoltes de blé ont été exceptionnelles. La Russie a eu une récolte record. Au Canada, aux États-Unis, en Australie, un peu de manière répartie à travers le globe, on a une très bonne récolte de blé », dit l’analyste tout en ajoutant que la situation en Ukraine demeure une préoccupation. D’abord parce que les exportations russes restent soumises à un contrôle strict de la communauté internationale, mais aussi parce que les infrastructures ukrainiennes souffrent du conflit. « L’Ukraine a été capable de semer et de récolter l’année dernière. Mais quand je regarde les infrastructures de ce pays, que je vois les silos, les entrepôts, des routes et des ponts détruits, et que les ports sont endommagés, je me demande comment ils vont faire pour livrer », signale Simon Brière. « Même si j’ai une bonne récolte, prendre le blé dans le champ, l’amener à la ferme, au centre de grains puis au port pour l’exporter risque d’être compliqué », croit l’analyste.

Du côté de la demande

Simon Brière est stratège de marché principal chez R.J. O’Brien & Associés. Photo : Gracieuseté de Simon Brière
Simon Brière est stratège de marché principal chez R.J. O’Brien & Associés. Photo : Gracieuseté de Simon Brière

Le comportement de l’économie mondiale pourrait aussi jouer les trouble-fêtes en 2023. Le ralentissement ­économique global apparaît bien réel. Certains observateurs évoquent même la possibilité d’une récession. « On se questionne sur l’impact de l’inflation et des taux d’intérêt plus élevés sur la demande », soutient Simon Brière. « Tout est cher. L’hypothèque va augmenter, le panier d’épicerie, l’essence… Les ménages devront faire des choix difficiles en cours d’année qui pourraient avoir un impact sur la demande de grains [et sur la demande agrégée] », explique l’analyste qui précise que le tiers de la demande mondiale de maïs va à la production d’éthanol et qu’une partie du soya sert à la fabrication de biocarburant. Si l’économie ralentit, la demande pour ces produits va forcément diminuer, ajoute-t-il.

Le mystère chinois

Le comportement de la Chine doit être surveillé de près, estime par ailleurs Ramzy Yelda. « Depuis deux ans, dit-il, la Chine, qui importait relativement peu de maïs auparavant, est subitement devenue le premier importateur mondial. » Pourquoi? On ne le sait pas avec certitude, admet l’analyste. « Avec le manque d’informations et de transparence du marché chinois, on ne peut faire que des hypothèses », reconnaît Ramzy Yelda. Deux facteurs semblent cependant expliquer l’explosion de la demande chinoise, dit-il. D’abord, le tiers du cheptel porcin a été décimé par la peste africaine à la fin des années 2010. Sa reconstitution a demandé des quantités importantes de grains. Ensuite, les principales régions productrices de maïs ont été frappées par trois ouragans en 2020, ce qui fait que la récolte aurait été très mauvaise. « Mais ça, les Chinois ne l’ont jamais dit ni admis, et rien n’apparaît dans les statistiques officielles », signale l’analyste des marchés. 

La demande chinoise de grains pour 2023 demeure donc incertaine pour le moment. « Ça énerve le marché quand vous savez que la demande principale de grains vient d’un pays totalement obscur », ajoute Ramzy Yelda.

Les prix

Le marché des grains semble avoir retrouvé un certain équilibre, estiment les deux analystes. L’effet de la guerre paraît intégré, et le prix du blé est revenu à son niveau d’avant-guerre. « Au printemps 2022, juste après le début de la guerre, la référence de prix pour le blé approchait 13 $ le boisseau. Je suis à 7 $ aujourd’hui », observe Simon Brière, précisant que ce prix demeure intéressant. « Le prix du blé a commencé à augmenter avec la pandémie, en 2020, mais avant ça, il a été un long moment à varier entre 4 $ et 5 $ le boisseau », rappelle Simon Brière.

Le prix du maïs et du soya devrait également se maintenir à un niveau avantageux, croient les deux spécialistes. Ramzy Yelda s’attend à un prix de 350 à 355 $ la tonne pour le maïs et aux environs de 700 $ la tonne pour le soya. « Les signaux de prix sont favorables pour les producteurs de grains », dit-il avant d’ajouter qu’il faudrait peu de choses pour que toutes ces prévisions s’effondrent. « Il suffirait d’une annonce de monsieur Poutine de suspendre l’accord maritime en Ukraine et la peur reviendrait et les prix repartiraient à la hausse aussi vite. »

Claude Fortin, collaboration spéciale


Ce texte a été publié dans le cadre du cahier spécial Commercialisation des grains, paru dans La Terre de chez nous du 8 février 2023