Économie 22 novembre 2019

Jean-Eudes Senneville, l’homme derrière la légende

SAINT-FÉLICIEN —  L’entrepreneur Jean-Eudes Senneville est une légende de l’industrie des bleuets sauvages au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Non seulement il apparaît comme celui qui possède le plus grand nombre d’hectares de bleuetières au Québec, mais il est aussi celui qui a littéralement développé la transformation et la mise en marché de ces célèbres fruits bleus, et ce, à travers le monde.

L’homme a été affligé il y a trois mois d’un arrêt cardiovasculaire et d’une pneumonie. « Ça m’a complètement mis knock-out. Ça m’a fait comprendre que je suis rendu au point où il faut que je me retire », a-t-il révélé en entrevue à La Terre. Malgré tout, Jean-Eudes Senneville n’a pas perdu son sens des affaires lorsqu’il raconte son parcours.

De prof d’anglais à homme d’affaires

Groupe BSQ (Bleuets sauvages du Québec)
Saguenay–Lac-Saint-Jean

Année de fondation : 1984

Propriétaires : 40 actionnaires, dont Bleuetières Senco, de Jean-Eudes Senneville

Nombre d’employés : 450 à 600 dans les usines de congélation

Chiffre d’affaires : 50 à 100 M$ selon l’année

Principaux marchés : Amérique du Nord, Europe et Asie

Après ses études en administration à l’Université Laval, Jean-Eudes Senneville retourne au Lac-Saint-Jean où il enseigne l’anglais dans un collège de la région. De plus, il suit les traces de son père et de son grand-père, c’est-à-dire qu’il achète des bleuets provenant des cueilleurs locaux pour les vendre à un distributeur qui envoie le tout aux États-Unis.

Parfaitement bilingue et fonceur, le jeune Senneville se rend à Chicago, à Buffalo et au Maine pour y rencontrer des commerçants et acheteurs de bleuets. C’est dans le Maine qu’il découvre l’entreprise de Jasper Wyman et décide d’y travailler. « Ils étaient les plus gros dans les bleuets sauvages. Le propriétaire m’a pris sous son aile, quasiment comme son fils. Je travaillais comme acheteur pour lui et j’exportais aussi ses produits. C’est là que j’ai appris quoi faire pour développer des bleuetières du Québec », résume Jean-Eudes Senneville.

De retour au Lac-Saint-Jean, il crée en 1976 ses premières bleuetières suivant la technique apprise dans le Maine, qui consiste notamment à faucher et à brûler les parcelles, puis à appliquer des herbicides. « Les bleuetières du Lac-Saint-Jean avaient été développées par des gens ayant une mentalité de cueilleurs et non d’entrepreneurs. Il a fallu que quelqu’un comme moi s’implique », indique M. Senneville.

Un empire

Aujourd’hui, Jean-Eudes Senneville affirme être le plus grand propriétaire de bleuetières de la région, sans toutefois révéler le nombre d’hectares de ses superficies. Différentes sources ont confirmé à La Terre qu’il en détient plusieurs milliers. À cela s’ajoutent les quatre usines de congélation et de transformation de bleuets qu’il possède avec d’autres partenaires. Il est aussi le fondateur et l’un des propriétaires de Bleuets sauvages du Québec, une compagnie qui met en marché des bleuets dans 32 pays. « J’ai été très dynamique. Je voyais ce qui se passait ailleurs et je savais qu’il y avait un très gros potentiel. J’avais une vision à long terme », explique M. Senneville.

Son expérience en vente lui a servi à développer les marchés internationaux. « Ça prend un certain flair pour voir les opportunités. Tu dois aussi comprendre la mentalité des acheteurs. L’Europe et le Japon, c’est complètement différent. Ce ne sont pas ces pays qui s’adaptent à toi, c’est l’inverse », mentionne-t-il.

À 80 ans, M. Senneville se dit fier de ses réalisations et de son avant-gardisme. Il croit que le marché des bleuets sauvages ne sera pas facile dans les prochaines années en raison de la surproduction mondiale. Il demeure malgré tout positif à l’égard de cette industrie qui devrait continuer de croître. « La cueillette des bleuets est extrêmement mécanisée, contrairement à celle d’autres fruits, comme les fraises, qui requièrent plus de main-d’œuvre. Le manque de travailleurs aura une influence sur le prix des fruits, ce qui pourrait avantager celui des bleuets », analyse-t-il. 

Le défi de la concurrence des bleuets cultivés

Jean-Eudes Senneville a vu la production de bleuets augmenter de façon exponentielle durant les 15 dernières années, ce qui a provoqué la chute du prix des fruits bleus. « Il y a 15 ans, l’industrie mondiale des bleuets se chiffrait à 1 milliard de livres. Elle pourra atteindre 3,5 milliards de livres cette année », déclare le propriétaire des Bleuetières Senco. Ces volumes ne cesseront pas de s’accroître, selon lui. Il mentionne que la Chine prévoit ajouter 120 000 acres de culture de bleuets.

Il affirme que la concurrence des bleuets cultivés (bleuets en corymbe) a été le plus gros défi auquel il a dû faire face durant sa longue carrière dans l’industrie. Pour contrecarrer cette compétition féroce, ce vieux routier tend à se distinguer en cherchant d’autres créneaux spécifiques et en s’adaptant aux besoins de chaque pays d’exportation.

Selon lui, le Québec doit miser sur certaines spécificités de son produit comme la production biologique et les bleuets sauvages. Par contre, M. Senneville précise que la différence de prix entre ces derniers et les bleuets en corymbe est tellement minime qu’il faudra chercher d’autres solutions pour rentabiliser davantage les bleuetières québécoises. Cela passe inévitablement par la réduction des coûts de production.

Faire appel à l’expertise des agronomes est nécessaire à son avis pour améliorer les rendements des cultures et innover dans les méthodes de désherbage et de récolte pour réduire les coûts de production. Les usines doivent également employer des technologies avant-gardistes pour rester compétitives sur le marché des bleuets. 

Des critiques

Le succès de M. Senneville ne fait pas l’unanimité. Certains lui reprochent d’avoir acheté des bleuetières au rabais de gens en difficulté, d’autres estiment qu’il aurait pu offrir un meilleur prix pour les bleuets des producteurs. Le principal intéressé ne veut pas s’étendre sur le sujet, mentionnant simplement qu’il y aura toujours des commentaires négatifs, surtout quand les prix baissent. « Faut pas que tu te laisses déranger par les critiques. Il faut que tu t’habitues à mettre ça le plus possible de côté, autrement tu ne passeras pas à travers », affirme-t-il.

Ce portrait d’entreprise est rendu possible grâce au Fonds CDPQ pour la relève journalistique mis sur pied par la Caisse de dépôt et placement du Québec et la Fédération professionnelle des journalistes du Québec.