Environnement 28 septembre 2022

Des producteurs dénoncent une zone grise dans le REA

Voir une terre agricole du village voisin être reboisée sous ses yeux a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de Luce Bisson.

Luce Bisson
Luce Bisson

La productrice de chanvre biologique de Sainte-Sabine, dans Chaudière-Appalaches, dénonce depuis plus d’un an un phénomène d’agrandissement de superficies en culture dans les zones où le moratoire du Règlement sur les exploitations agricoles (REA) s’applique pourtant. Si le processus est légal, il met à mal les superficies en production dans les régions dévitalisées.

« C’est du cannibalisme! C’est carrément ça, dénonce Luce Bisson. C’est au plus fort la poche parce qu’un ostifi de règlement permet d’échanger des superficies cultivables. » Depuis 2004, le REA interdit d’accroître les superficies cultivées dans les bassins versants dits dégradés. Ce dernier autorise toutefois les échanges de parcelles pour les producteurs des régions où il s’applique.

Le ministère de l’Environnement avait initialement l’objectif de permettre aux producteurs souhaitant élargir leurs bandes riveraines de ne pas perdre de superficies cultivables en les échangeant avec une autre parcelle qui leur appartient, explique le conseiller en environnement à l’Union des producteurs agricoles (UPA), Daniel Bernier. « Sauf qu’il y a des producteurs qui se sont servi de ça pour [agrandir en] achetant une terre dans un milieu dévitalisé, où la terre vaut moins cher, et rapatrier le droit de cultiver par chez eux », dit-il. La terre achetée devient une friche ou est reboisée dans certains cas (voir l’encadré), alors qu’une terre, près de la ferme, est déboisée pour être remise en culture.

Un phénomène non répandu

Le phénomène n’est toutefois pas très répandu, estime Daniel Bernier, mais il fait grand bruit dans la communauté agricole lorsque les cas sont révélés au grand jour. Ça a été le cas lorsque Mme Bisson a partagé sur les réseaux sociaux son inquiétude de voir un producteur de Beauce acheter, puis reboiser, une terre agricole dans le village voisin de Sainte-Justine. Le producteur porcin Francis Guay est celui que le nouveau propriétaire beauceron avait mandaté pour faucher. « Quand j’ai vu qu’il allait reboiser, je lui ai demandé si je pouvais l’acheter. Il m’a fait croire qu’il serait peut-être intéressé, mais c’était une image. Une fois que ça a été fauché, les équipes sont arrivées aux printemps pour planter [des épinettes] », raconte-t-il. Le propriétaire avait préalablement fait transférer le droit de produire vers sa ferme.

Dans les villages autour de Sainte-Sabine, les fermes qui font des grandes cultures cultivent respectivement entre 60 et 283 hectares. La proportion de terres louées pour ces fermes varie de 15 à 85 %. « Donc quand quelqu’un se fait enlever [la terre de 16 hectares qu’il louait parce qu’elle est vendue à un producteur d’une autre région] et que ça représente 10 ou 15 % de sa capacité de produire du foin, moi ça ne passe pas pantoute », déclare-t-elle. Dans sa région, les terres valent environ 1 000 $ l’acre alors que les prix oscillent entre 4 000 et 7 000 $ l’acre dans la MRC voisine.

Limite de 50 km

Depuis le 1er septembre, les terres échangées ne peuvent pas être distancées de plus de 50 km, conformément à une modification réglementaire du REA adoptée dans le but de limiter le phénomène. Selon les producteurs interrogés par La Terre, cette mesure ne réglera pas le problème. Le cas rapporté par Francis Guay et Luce Bisson s’est déroulé à moins de 50 km de distance entre la terre abandonnée et la terre nouvellement cultivée.

En Estrie, entre 2012 et 2021, il y a eu 116 demandes d’échange de parcelles, dont près de 90 % se trouvaient à l’intérieur d’une même MRC, mentionne le président de la Fédération de l’UPA de l’Estrie, Michel Brien. Au moment de mettre le journal sous presse, le ministère de l’Environnement n’avait pas encore répondu aux interrogations de La Terre concernant le choix de la ­distance de 50 km. 

Craintes d’une montée des cas

Le président de la Fédération de l’UPA de Chaudière-Appalaches, James Allen, craint que la médiatisation de ce phénomène ait un effet inverse à celui escompté. Après la sortie de Luce Bisson sur les réseaux sociaux, il a su que des producteurs s’étaient renseignés sur la procédure d’échange de parcelles, non pas pour endiguer le phénomène, mais pour y ­participer.

Incitatifs au reboisement

Après avoir acheté une parcelle dans Chaudière-Appalaches pour effectuer un échange de parcelles, certains producteurs ont reboisé la parcelle nouvellement acquise après en avoir transféré le droit de produire vers leur ferme. Le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs offre une subvention pour le reboisement, mais un avis favorable du ministère de l’Agriculture et de l’Union des producteurs agricoles est toutefois nécessaire pour aller de l’avant.