Forêts 12 novembre 2014

Le Patriote de l’érable

 

Tel que publié dans Forêts de chez nous

DONNACONA — Chaque jour de beau temps, Michel Beaudry met les pieds dans son érablière ou ses boisés.

En automne, le septuagénaire s’émerveille encore de la chute des feuilles et des divers arômes qui fusent çà et là. Il rêve aussi à la 14e génération de Beaudry qui pourrait prendre sa relève sur cette terre demeurée entre les mains de sa famille depuis les débuts de la Nouvelle-France.

L’ancêtre, Léonard Faucher dit Chateauvert, s’est installé sur cette terre en bordure du Saint-Laurent en 1669. Il a épousé une fille du Roy, une jeune femme parrainée par le roi de France pour se marier, fonder un foyer et établir une famille dans la nouvelle colonie. Au milieu du XIXe siècle, Isidore Beaudry va à son tour se marier à l’une de leurs filles, Éléonore. Né de cette dernière union, Hercule va hériter de la terre du grand-père maternel à l’âge de 6 ans. Coutume du temps, il n’en prendra possession qu’à 21 ans. Comme tous les autres colons, il comptait sur son érablière pour combler les besoins en sucre de sa famille durant l’année.

« De ce que j’ai entendu parler, témoigne Michel Beaudry, mon arrière-grand-père Hercule avait une cabane à sucre. Quand j’en suis devenu propriétaire en 1963, j’ai commencé avec 600 érables. Aujourd’hui, j’ai 6 600 entailles, ayant aussi racheté de la terre 10 fois. »

Par la force de son travail, Michel Beaudry est parvenu à faire prospérer son entreprise. Plusieurs ont douté de lui quand, en 1967, il a acheté pour moins de 10 000 $, une fortune à l’époque, une terre de trois arpents par quarante, à partir du fleuve jusqu’au deuxième rang. De 102 cordes de pitounes bûchées dans les escarpements de la Jacques-Cartier, il retirera suffisamment d’argent pour payer son hypothèque de 1 800 $ et les 700 $ de semences. « Aujourd’hui, s’amuse-t-il, c’est le prix d’une poche! »

Durant une quinzaine d’années, Michel Beaudry a utilisé des chevaux dans son érablière. En 1978, il mécanise ses installations et en profite pour se doter de tubulures. Malheur, un incendie ravage sa cabane à sucre le 5 mars 1981. Des dizaines de bénévoles vont se relayer pratiquement jour et nuit pour la reconstruire.

« Au bout de sept jours, je pouvais recommencer à faire bouillir », témoigne-t-il, toujours empreint d’émotion et de gratitude envers sa communauté. La solidarité et l’entraide, pense-t-il, sont des valeurs très fortes en milieu agricole. À ses yeux, elles font partie de l’héritage légué par les nombreuses familles qui ont voué leur existence à cultiver la terre et à jardiner la forêt.

Rang par rang, rappelle Michel Beaudry, les générations se sont succédé pour arracher la terre à la forêt et construire le Québec moderne. Il dit d’ailleurs éprouver une « grande fierté » à être le digne représentant d’une 12e génération d’acériculteurs sur le même lot, « ce qui n’a pas de prix ». C’est à la sortie de la projection d’un film sur la révolte de 1867 contre le conquérant anglais qu’il a choisi le nom de sa ferme, Le Patriote.

« L’histoire de tous les agriculteurs, affirme-t-il, c’est l’histoire du Québec agricole, l’histoire de notre peuple d’un bout à l’autre de la province. »

« Ici, enchaîne-t-il, on a été élevés avec nos grands-parents, des êtres extraordinaires, remplis de sagesse. Ils nous ont inculqué l’esprit de famille. Je m’intéresse bien gros à l’histoire parce que mon grand-père, Aloysius Beaudry, était fort en géographie, en histoire et en politique. »

Hélène Savard, sa fidèle compagne depuis bientôt 40 ans, approuve ces propos. Elle s’anime quand il est question de l’importance de la famille dans la vie des agriculteurs et acériculteurs. Les enfants nés dans une ferme, témoigne-t-elle, se distinguent généralement. Ils sont débrouillards, vaillants et fort habiles.

« Une ferme, affirme-t-elle avec conviction, c’est la meilleure place pour élever des enfants. À l’étable ou à la cabane à sucre, ils n’ont pas le choix de suivre. Ils n’ont pas peur de l’ouvrage. »

Parents de deux garçons et d’une fille, les Beaudry ont aujourd’hui deux petits-enfants. Michel est confiant en l’avenir, convaincu que ses descendants « vont devenir très bons ». Ils sauront tirer leur épingle du jeu, mais devront « aller à l’école ».

Notre acériculteur pense que la superficie des fermes va continuer de s’agrandir, étant donné que les producteurs disposent d’un meilleur équipement. Nourrir la planète, croit-il, va constituer un défi de taille. Pendant que la population mondiale ne cesse de croître, les superficies cultivables rétrécissent comme une peau de chagrin. Devant cet enjeu, Michel Beaudry a tôt fait de revenir sur l’importance des valeurs partagées par les familles agricoles. Plus les familles sont unies, meilleures sont leurs chances de réussite, souligne-t-il, citant l’exemple d’une famille d’éleveurs réputés de Portneuf, les Jacob.

Deux bouilloires

Dès l’entrée dans la cabane à sucre des Beaudry, la vue de deux évaporateurs attire l’attention. Dans le premier, immense, Michel fait réduire le concentré provenant de l’osmose jusqu’à 7 ou 8 degrés Brix. Celui-ci est alors transféré dans le second évaporateur où il atteindra les 66,5 degrés Brix caractéristiques du sirop d’érable.

« Nos produits ont plus de saveur, révèle-t-il, parce que le sirop prend tout son goût de l’érable dans le bouillage. Notre réussite se trouve dans la qualité du sirop. Le petit évaporateur nous permet de mieux suivre sa production. Par la suite, c’est la précision dans le refroidissement et la transformation des produits. On en fait tous les jours. »

Au total, les Beaudry transforment leur sirop en une dizaine de produits; outre le sirop, bien sûr, on y retrouve le beurre, la tire, le sucre granulé, le sucre en pain d’une livre, le caramel à l’érable, les cornets de sucre et de tire, les bonbons et les suçons. La moitié de la production est ainsi vendue au détail.

« Quand j’ai commencé en 1963, rappelle Michel, le gallon de sirop se vendait 4,50 $ et le pain de sucre 45 cents. J’ai monté mon sirop à 5 $ l’année suivante. Maintenant, je suis rendu à 52 $. »

Outre les produits de son érablière, Michel Beaudry vend aussi du bois de chauffage, du bois sans valeur commerciale récolté dans ses lots boisés. Il chauffe d’ailleurs ses évaporateurs avec cette matière ligneuse, réservant les rondins pour le plus petit. Rien ne se perd chez les Beaudry.

Après avoir cultivé la terre et trait des vaches durant 53 ans, « avec passion », Michel ne conserve aujourd’hui que son érablière et ses terres à bois. Voilà dix ans, il a cédé ses terres agricoles à son fils Élie, qui se consacre depuis aux grandes cultures et aux travaux à forfait.

« Être à ne rien faire, dit-il, je n’ai aucun attrait pour ça. Je travaille pour demeurer en forme et je prends plaisir à aménager mon érablière et mes forêts. Je bûche tous les jours de l’année quand il fait beau. »

Il bûche tous les jours et considère que le printemps demeure la plus belle saison d’entre toutes. Celui-ci sonne le retour à l’érablière et à la saveur unique du précieux nectar cuivré. Dans le confort feutré d’un tapis de feuilles de ce jour d’automne, il se prend aussi à rêver d’un monde meilleur.

« Si les peuples de la Terre partageaient leur savoir plutôt que de se faire la guerre… » se plaît-il à imaginer.